Ralph Roche est un avocat spécialisé dans les questions relatives aux droits de l’homme, à l’administration judiciaire et au maintien de l’ordre. Fort d’une riche expérience en Irlande du Nord et dans la région des Balkans occidentaux, il a travaillé pour les services de police et en tant que consultant pour le Conseil de l’Europe. De 1998 à 2005, il a vécu en Bosnie-Herzégovine, où il a travaillé pour un tribunal des droits de l’homme, le Bureau du Haut Représentant et la Commission européenne. Depuis lors, il travaille pour le Service de police d’Irlande du Nord en tant que conseiller juridique en matière de droits de l’homme, et pour le tribunal spécial du Kosovo à La Haye en tant que directeur de la division des services judiciaires.

Il est co-auteur du manuel du Conseil de l’Europe intitulé « The European Convention on Human Rights and Policing » (La Convention européenne des droits de l’homme et le maintien de l’ordre).
1.- Quelles stratégies la police utilise-t-elle dans le domaine de l’ordre public ?
Les services de police doivent adopter une approche souple lors de la gestion des troubles de l’ordre public. Toute stratégie doit être motivée par la protection des droits de l’homme de toutes les personnes concernées par les manifestations et autres troubles de l’ordre public. Le respect des principes des droits de l’homme permet aux services de police d’appliquer toute une série de mesures claires, fondées sur la vaste jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Une analyse stratégique globale doit être mise en place, fondée sur des informations pertinentes et récentes couvrant des aspects tels que les menaces et les risques, ainsi que les causes et les thèmes probables de tout trouble de l’ordre public. Une fois cette stratégie en place, elle permet de déployer des ressources adéquates (tant humaines que techniques) et d’appliquer les réponses opérationnelles planifiées aux scénarios potentiels.
Il est primordial que les forces de l’ordre adoptent une approche neutre, qui n’interdise pas effectivement aux manifestants d’exprimer des points de vue qu’eux-mêmes ou la population pourraient trouver choquants. Il s’agit d’une condition fondamentale d’une société démocratique, comme l’a confirmé la Cour européenne des droits de l’homme à plusieurs occasions. Par exemple, l’interdiction pure et simple ou l’imposition d’obstacles bureaucratiques aux manifestations ont été considérées comme des violations des droits à la liberté d’association et d’expression. Si les services de police ne sont pas toujours tenus de prendre de telles décisions, dans les cas où ils le sont, ils doivent veiller à ce que celles-ci soient prises sur une base défendable, conformément à la législation locale et aux principes fondamentaux des droits de l’homme. La police du Royaume-Uni a adopté le Modèle national de prise de décision (disponible en suivant le lien suivant : https://www.college.police.uk/app/national-decision-model/national-decision-model), qui définit un cadre pour la prise de décisions dans tous les domaines de l’activité policière. Il s’agit d’un modèle simple et efficace. Lorsqu’il est adopté par tous les acteurs de la police impliqués dans une opération, il permet une compréhension commune de la manière dont les décisions doivent être prises et mises en œuvre. Il accorde une place centrale à l’éthique et aux normes professionnelles et intègre une série de principes clés, dont la responsabilité, l’équité et le respect. J’ai été personnellement impliqué dans une série d’opérations policières dynamiques et complexes où il a été utilisé par un large éventail de brigades de police pour prendre des décisions rapides et efficaces tout en garantissant la protection des droits de chaque individu concerné par l’opération.
Un autre aspect fondamental est le fait que la police considère que sa mission consiste à protéger les droits de la population. Dans une société démocratique, la police ne doit pas se définir comme un instrument du pouvoir de l’État, mais comme un défenseur des droits des personnes participant à des événements publics. Le maintien de l’ordre ne consiste pas à contrôler, mais plutôt à encourager l’exercice des libertés démocratiques. Cela permettra également d’améliorer les relations entre la police et la population.
2.- Est-il possible d’adopter un plan d’action prédéterminé selon les différents types de manifestation et la manière dont ces derniers peuvent évoluer ?
D’après moi, il n’est pas possible pour la police d’adopter une approche prédéterminée des manifestations et autres événements publics. Chaque manifestation ou événement d’ordre public est différent et doit être considéré individuellement. Si la police peut et doit s’appuyer sur les informations obtenues lors d’événements similaires antérieurs, elle doit également examiner les informations disponibles pour chaque événement et adapter sa réponse en conséquence. Le fait qu’un événement antérieur ait pu entraîner des dissensions (par exemple, entre des groupes rivaux) ne constitue pas en soi un motif pour restreindre ou interdire des événements futurs. La nature changeante de la société implique que les événements et leurs acteurs évoluent dans le temps.
Bien entendu, la police se doit de réfléchir aux scénarios susceptibles de se produire lors des manifestations, et les exemples de manifestations antérieures constituent un très bon point de départ à cet égard. Comme le disent souvent les policiers : « Celui qui ne parvient pas à planifier planifie son échec ». Toutefois, la planification est une aide à la prise de décision, et non une fin en soi. Comme indiqué ci-dessus, une analyse stratégique globale permet à la police de se préparer à des scénarios potentiels. Il permet également à la police de former les agents aux tactiques requises, ainsi qu’à la négociation, à la mobilisation et à la collecte d’informations.
En outre, la police ne devrait pas adopter une approche prédéterminée pour une autre raison pratique : les personnes désireuses de troubler l’ordre public pourraient rapidement prendre connaissance de ces approches et trouver le moyen de les compromettre. Si la police emploie les mêmes tactiques de manière répétée, les individus désireux de s’en prendre à la police peuvent les utiliser pour mettre au point des moyens de nuire ou de blesser les forces de l’ordre.
3.- Dans quelles conditions le droit de manifester peut-il être interrompu ou limité pendant un rassemblement ou une mobilisation ?
Toute restriction ou limitation du droit de manifester constitue une atteinte sévère aux droits de l’homme. Cela concerne les droits à la liberté d’expression et d’association, ainsi que le droit de manifester ses convictions. Les interventions policières peuvent également impliquer le droit de ne pas subir de traitements inhumains et, dans certains cas extrêmes, le droit à la vie. Toutefois, certaines circonstances exigent une intervention des forces de l’ordre, par exemple pour garantir le respect du droit de manifester ou pour protéger les droits et libertés d’autrui. Les interventions réalisées lors d’un événement sont plus délicates et présentent davantage de risques pour la sécurité des participants, ainsi que pour la vie et la sécurité des agents de police.
Les restrictions doivent être légalement fondées : le droit national doit prévoir une disposition permettant de les appliquer. Toute restriction doit avoir un but légitime. Dans la pratique, les restrictions sont le plus souvent imposées afin de prévenir les crimes ou les troubles, ou afin de protéger les droits d’autrui. Par ailleurs, les restrictions doivent être adaptées. Par exemple, interrompre une manifestation en raison d’une infraction mineure ou technique n’est pas forcément nécessaire au sein d’une société démocratique. La Cour européenne des droits de l’homme a rendu de très nombreux arrêts dans le cadre desquels des restrictions ont été imposées sur la base de critères très mineurs, et il est clair qu’il s’agit souvent d’un moyen de réprimer l’expression d’idées n’allant pas dans le sens des autorités.
Pour justifier une intervention lors d’un événement, il convient d’avoir de solides raisons de le faire. L’une d’entre elles, évidente, est la mise en danger de la sécurité des individus (qu’il s’agisse d’agents de police, de participants ou de la population). Le comportement des participants peut également justifier une intervention, par exemple si les conditions légales de l’événement ne sont pas respectées. Ainsi, si l’autorité compétente a imposé des restrictions à un événement, celles-ci doivent en principe être respectées. Toutefois, le non-respect d’une quelconque restriction ne justifie pas, en soi, une intervention. Avant d’entreprendre une action immédiate, la nécessité de celle-ci doit être analysée. Dans de nombreux cas, une action ultérieure sera suffisante pour s’assurer du respect de la loi.
Chaque pays possède sa propre approche de la réglementation des rassemblements publics. Par exemple, dans certains pays, c’est au maire ou à un autre élu qu’il revient de définir les conditions dans lesquelles les événements publics peuvent se dérouler. En Irlande du Nord, toute personne souhaitant organiser une manifestation publique doit en informer la Parades Commission, un organisme public institué par la loi. Dans les cas où la responsabilité principale incombe à la police, celle-ci doit s’assurer que toutes ses décisions respectent la loi et ne sont pas motivées par des raisons inappropriées, telles que la discrimination.
Les décisions en matière d’intervention peuvent également exiger la décision d’un organisme autre que la police. Cela peut poser problème, car les élus ne sont pas forcément les mieux placés pour comprendre les conséquences pratiques des décisions en matière d’intervention. Selon moi, la police, opérant dans un cadre juridique clair et ayant procédé à une consultation aussi large que possible en tenant compte des circonstances, est la mieux placée pour prendre des décisions au sujet de la nécessité d’intervenir lors d’événements publics. Bien que cela représente une charge importante pour les forces de l’ordre, cela leur donne également l’occasion de faire valoir leur professionnalisme et leur expertise dans un scénario pratique.
Il convient également de rappeler que le non-respect des conditions imposées dans le cadre d’une manifestation ne constitue pas, en soi, une raison d’intervenir. Si l’écart constaté ne risque pas d’entraîner des blessures ou des perturbations excessives, il peut s’avérer pertinent d’autoriser la poursuite de l’événement. Au besoin, des enquêtes ou toute autre mesure peuvent être prises après l’événement. Il est particulièrement difficile d’intervenir contre des manifestations en cours, sachant que cela peut entraîner un recours important à la force et provoquer des blessures, tant chez les participants que chez les forces de l’ordre.
4.- Quelles doivent être les responsabilités des organisateurs d’une manifestation en ce qui concerne le contrôle de la mobilisation et les conséquences allant à l’encontre de leur volonté ?
Organiser ou participer à une manifestation implique certaines responsabilités. Les organisateurs doivent veiller à ce que la manifestation se déroule dans le respect de la loi, ainsi que de toute exigence ou restriction imposée par les autorités compétentes. Si l’organisateur considère que de telles exigences sont excessives ou illégales, il doit faire usage de tous les recours juridiques dont il dispose en vertu de la législation locale. Il importe d’éviter de ne pas satisfaire aux exigences lors d’une manifestation, car cela peut entraîner des conséquences pénales ou autres. Quant à la responsabilité des organisateurs vis-à-vis des actions des participants lors des manifestations, seules les actions qui relèvent de leur responsabilité peuvent leur être imputées. Si des individus prennent part à une manifestation dans l’intention de nuire à l’ordre public ou de commettre d’autres infractions pénales, les organisateurs peuvent avoir très peu de moyens de les en empêcher. Alors que des commissaires et autres dispositifs de sécurité doivent être mis en place lors d’une manifestation bien organisée, les principes de responsabilité stricte ou d’autres moyens juridiques permettant de tenir les organisateurs responsables des actions d’autrui doivent être évités car ils peuvent constituer une restriction injustifiée du droit effectif à la liberté d’association.
Les organisateurs doivent également coopérer avec les forces de l’ordre, afin de s’entretenir des enjeux communs. En Irlande du Nord, la police communique régulièrement avec les organisateurs des manifestations pour aborder les aspects pertinents et mieux comprendre les besoins et les attentes des manifestants. Ainsi, les malentendus peuvent être évités et un dialogue peut être établi pour favoriser la mobilisation au cours de la manifestation. En outre, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu que le refus d’un organisateur de collaborer avec la police peut justifier la mise en place de restrictions ou d’autres mesures, le cas échéant.
5.- Selon vous, lors de manifestations comportant un certain degré de violence, quels instruments est-il acceptable d’utiliser pour rétablir l’ordre public en causant le moins de dommages possible ? Des canons à eau, par exemple ?
En cas de troubles, les forces de police doivent disposer d’un grand nombre d’options tactiques pour y faire face. La première stratégie à adopter doit toujours être axée sur la mobilisation, en tirant parti des échanges antérieurs avec les organisateurs et les participants et en cherchant à identifier et à résoudre le problème. Dans les cas où cela n’est pas possible, des options tactiques relatives à l’usage de la force sont nécessaires. Celles-ci sont nombreuses et variées, et comprennent des équipements de protection individuelle pour les agents, des véhicules sécurisés, des barrières et des dispositifs de communication. En cas de troubles plus importants, d’autres mesures telles que les canons à eau ou des projectiles moins létaux doivent être disponibles. Cependant, le recours à de telles tactiques doit impérativement se faire dans le respect des lois et des droits de l’homme. Pour ce faire, elles doivent être intégrées dans les procédures opérationnelles et la formation des agents de police. Des chaînes de commandement et des responsabilités claires relatives au déploiement et à l’utilisation de ces tactiques sont nécessaires. Un poste de commandement central, fournissant des informations en direct, devrait être mis en place pour les événements importants où le risque de violence ou de troubles est présent.
Plusieurs normes internationales régissent l’usage de la force par les autorités gouvernementales. Plus important encore dans ce contexte, l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme exige que la force létale ne soit utilisée que lorsqu’elle est indispensable dans le but de protéger des vies. Cela signifie que cette force ne doit être utilisée qu’en dernier recours, lorsqu’aucune autre option n’est disponible. La jurisprudence établit clairement que les tactiques policières ne doivent pas faire de la force létale une solution inévitable ou très probable. Des alternatives moins létales (comme les sacs à pois ou les projectiles au poivre) sont fréquemment mises à disposition des forces de l’ordre, mais leur utilisation doit être soumise à des règles strictes. Ces tactiques ne doivent être utilisées que contre des agresseurs isolés, et non contre une foule en général. Les méthodes telles que le canon à eau peuvent être utiles dans les situations où il est nécessaire de maintenir une distance entre des groupes opposés ou d’empêcher une foule de dépasser un certain périmètre.
La mise en place d’une approche systémique est essentielle. Cela suppose que seuls des agents dûment formés soient autorisés à recourir à des méthodes d’usage de la force et que leur utilisation soit soumise à des règles strictes. L’opération policière doit être dirigée et supervisée par des officiers expérimentés, collaborant avec leurs collègues pour s’assurer que le degré de force employé est le minimum nécessaire pour atteindre l’objectif visé. La force ne doit jamais être utilisée pour punir, elle ne doit servir qu’à prévenir les troubles et à ramener la situation à la normale le plus rapidement possible.
Les opérations policières les plus efficaces auxquelles j’ai participé, souvent en conseillant les commandants en temps réel au fur et à mesure de l’évolution de la situation, impliquaient un commandant et des officiers dûment formés, travaillant dans un cadre juridique et pratique bien défini, avec des objectifs stratégiques clairs quant au résultat souhaité. Certaines d’entre elles impliquaient le recours à une force considérable contre des individus violents dans des circonstances très dangereuses.
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